A propos de compromis et de politique démocratique

Publié le par Henri LOURDOU

 

Avishai MARGALIT "Du compromis et des compromis pourris"

(traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Frédéric JOLY, Denoël, coll "Médiations", 2012, 260 p.)

VERCORS "Moi, Aristide Briand"

(Plon, 1981, 332 p.)

Rémy PECH "1871. La Commune, de la révolte au compromis républicain"

(Collection "Cette année-là à Toulouse", Editions midi-pyrénéennes, 2019, 48 p.)

 

La question du compromis est au coeur de toute politique démocratique. Ceux qui ne l'ont pas compris ou bien ne font pas de politique, ou bien ne sont pas dans la démocratie.

Cette prise de conscience a été pour moi progressive. Et elle est source de réflexion constante.

C'est pourquoi j'ai été irrésistiblement attiré par le titre du livre d'Avishai MARGALIT, philosophe israélo-américain issu du courant pacifiste sioniste de gauche, que je ne connaissais absolument pas.

Par contre, c'est bien l'auteur du livre sur Aristide Briand, VERCORS, artiste plasticien (graveur) devenu écrivain dans la Résistance (où il prit ce pseudonyme), et toujours évoqué comme le premier auteur du premier texte littéraire clandestin édité par les futures éditions de Minuit, "Le silence de la mer", qui m'a attiré vers cette biographie, rédigée à la première personne sous forme d'autoportrait.

La mise en relation de ces deux livres s'est imposée à moi en raison de la pratique constante du compromis politique par Aristide Briand, et de la question que ce second livre m'a posé.

La voici : alors que la stature morale de "l'apôtre de la paix", qui a fait choisir ce personnage à VERCORS, semble s'imposer d'elle-même, je me suis demandé à quel point, en soutenant Raymond Poincaré et sa politique de guerre en 1913, Briand n'a pas passé un "compromis pourri" particulièrement inexcusable. Ce qui pose la question plus générale des compromis politiques acceptables et inacceptables.

De fait, malgré tous les points qui me rendent Briand a priori sympathique (son mépris des honneurs et de l'argent, sa volonté de paix et de justice sociale, son refus du sectarisme) il m'apparaît comme un cas pathétique de "pompier pyromane", s'étant efforcé (en vain hélas) d'éteindre l'incendie qu'il avait lui-même contribué à allumer. En effet, coresponsable du cataclysme de 1914, il a ensuite tenté vainement d'en empêcher les funestes conséquences.

Son exemple constitue un appel à une vigilance extrême par rapport aux compromis nécessaires à passer dans le cadre d'une politique démocratique.

La question devrait être au centre de la réflexion de ceux qui font de la politique, bien davantage que celle des marqueurs identitaires et du marketing électoral, qui les occupent à mon avis un peu trop.

 

C'est pourquoi j'ai été, malgré ses indéniables qualités argumentatives et la clarté de son expression, un peu déçu par le livre de MARGALIT. Car il est essentiellement centré sur deux cas un peu rebattus : celui des accords de Munich en 1938, et celui de l'alliance des démocraties avec Staline contre Hitler après 1941.

Ses conclusions,que je partage, ne suffisent pas à nous armer pour affronter des situations moins extrêmes.

Elles n'en constituent pas moins, cependant, un utile éclairage pour répondre à la question qui nous fut posée en 2017 (et risque, hélas, de se reposer en 2022) : faut-il choisir entre Macron et Le Pen ?

J'ai répondu alors, et je répondrai, s'il le faut en 2022 de la même manière : entre un hypocrite comme Macron et une brute amorale comme Le Pen, je choisirai l'hypocrite, comme, en 1941, j'aurais choisi l'hypocrite Staline contre la brute sans complexe Hitler. Car mieux vaut "l'hommage du vice à la vertu" que la force brutale décomplexée, ainsi que le formule MARGALIT.

Ainsi, dénoncer l'hypocrisie macronienne, son non-respect de l'Etat de droit et sa déconstruction de l'Etat social, c'est aussi valider les valeurs qui permettent de la dénoncer, et les promouvoir.

Alors qu'avec Le Pen, aucune valeur commune ne permet le moindre dialogue : son apologie de la force comme solution à tous les problèmes est étrangère à tout ce qui fonde la démocratie, en tant que construction d'une société pacifiée, donc basée sur le respect des droits de tous, et donc sur le compromis.

Ce qui nous ramène au point : de quel compromis peut-il s'agir ?

 

Pour faire société en démocratie : des droits universels à interpréter

 

Si nous posons que le bon compromis est celui où les droits de tous sont respectés, cela signifie, par le fait-même, que certains droits, communs à tous, ne sont pas inconciliables.

Ce sont ces droits-là qui doivent servir de "pierre de touche" à la reconnaissance des bons compromis et donc à la définition des limites au-delà desquelles aucune concession n'est plus envisageable. Typiquement, concernant le cas Briand, le droit de tous à la vie, et donc le refus de toute politique favorisant la guerre.

Plus précisément, le droit de chacun à une existence digne devrait être cette limite. Et donc l'attention particulière à tous ceux qui se situent aux limites des conditions d'une existence digne. Mais également le refus de toute atteinte, en toute circonstance, à la dignité d'une personne, quelle qu'elle soit.

Définir les conditions d'une existence digne est donc le premier travail à opérer. Car c'est ici que les choses commencent à se compliquer et que le consensus devient difficile à établir.

Ainsi, en tant qu'écologiste, je considère que le respect du droit à une existence digne passe par le refus de tout ce qui contribue à l'accélération du changement climatique et à l'effondrement de la biodiversité.

 

Un cas moins extrême : la Commune de 1871 à Toulouse et ses conséquences

 

Pousser le conflit, ou transiger par un compromis ? La tragédie de la Commune de Paris avec ses dix mille morts et ses milliers de déportés et exilés, a relégué au second plan les Communes de "province", et singulièrement celle de Toulouse, trop longtemps occultée ou insuffisamment analysée.

Le très érudit et intelligent petit livre de Rémy PECH répare utilement cet oubli.

Car il montre les effets positifs de l'évitement de la violence. Mais également les conditions qui ont fait que cet évitement n'ait pas tourné au pur renoncement.

La principale est la force du parti républicain à Toulouse, très bien expliquée par la sociologie de la ville finement analysée par Rémy PECH (pp 19-23); elle s'est exprimée dès 1848 et réaffirmée à partir de 1865, autour de notables radicalisés, dont le plus significatif est le journaliste Armand Duportal.

Malgré la division du camp républicain en deux factions, l'Alliance républicaine, regroupant les radicaux, et l'Association républicaine, regroupant les modérés, la menace monarchiste, représentée par l'Assemblée constituante élue le 8 février 1871, unit provisoirement le camp républicain, lors de cet épisode de la Commune, contrairement à Paris, où les républicains modérés rejoignent très majoritairement Versailles. Cette union républicaine s'exprime à travers la proclamation lue au balcon du Capitole le 25 mars (une semaine après la proclamation de la Commune de Paris) par les insurgés toulousains : il y est fait état d'une "transaction désirable entre le gouvernement de la République (proclamée le 4 septembre) et le peuple de Paris"(p 12).

C'est ce qui explique, outre la retenue observée par Armand Duportal, le préfet radical relevé par le gouvernement de Versailles, et les gens nommés par lui, le maire Léonce Castelbou et les trois principaux magistrats de la ville, la négociation qui se noue entre le nouveau préfet, M de Kératry, le commandant des troupes de la place, le général de Nansouty, et l'ensemble du camp républicain.

Il s'agit d'obtenir la reddition, sans effusion de sang, des gardes nationaux républicains qui occupent le Capitole. Dans cette transaction, l'Association républicaine joue le rôle majeur dans la phase finale, la plus délicate. Et dans cette Association, le jeune professeur de Droit Ernest Constans, qui, note Rémy PECH, "saura s'en prévaloir pour amorcer sa carrière politique" (p 18).

On sait que celui-ci, devenu ministre de l'Intérieur, sera le "tombeur" du général Boulanger en 1889.

Les débuts de sa carrière politique sont analysés par Bruce FULTON ("Ernest Constans et la vie politique de Toulouse (1870-1876)", in "Annales du Midi", n° 209, janv-mars 1995, pp 65-78).

Il en ressort un engagement très fort en faveur de l'enseignement laïque : devenu le premier adjoint du maire républicain modéré Ebelot, à la suite des élections d'avril 1871, "il augmenta considérablement les dépenses consacrées à l'enseignement laïque"(p 75). Au niveau primaire à Toulouse, "au moment où il accéda au pouvoir, celui-ci comprenait douze écoles congréganistes et dix écoles laïques. Au début de 1874, grâce à ses efforts,le nombre des écoles laïques était passé à trente-six, et elles comptaient 6 119 élèves au lieu de 1 781." (ibidem)

Victime pour cela des persécutions du gouvernement de Broglie, il refuse une mutation imposée de la faculté de Droit de Toulouse pour celle de Dijon en septembre 1874. Démissionnant de l'Université, il annonce son intention de s'établir comme avocat. L'enseignant de Dijon pressenti pour le remplacer refuse son poste à Toulouse. Le doyen de la Faculté décrit, dans son rapport annuel de janvier, son départ comme "une séparation qui nous a affligés". "Comprenant son erreur, le gouvernement de Broglie lui restitua son poste en mai 1875".(ibidem)

C'est ainsi que, doté de l'auréole du martyr, Constans se fait élire député de Toulouse en mars 1876, en devançant le candidat radical Armand Leygue. Car, durant toute cette période, "une rivalité durable s'était instaurée entre entre les républicains modérés et les radicaux de Toulouse." (p 78).

Mais cette rivalité aboutit,dans les décennies suivantes, comme le rappelle Rémy PECH (pp 42-45) à la victoire des radicaux, désormais alliés aux socialistes.

Une alliance qui fonctionnera, bon an mal an, de façon victorieuse jusqu'en 1971... avec une dégénérescence clientéliste qui explique largement les déboires ultérieurs.

 

Réinterroger cette Histoire n'est donc pas inutile, loin s'en faut.

Car, mutatis mutandis, les mêmes interrogations se posent à toute époque à qui veut pratiquer une politique démocratique : avec qui s'allier, quand, et dans quelles conditions ?

 

 

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