Du bon usage de la peur

Publié le par Henri LOURDOU

En 1968, j'ai découvert les droits de l'homme en lisant le Courrier de l'Unesco
En 1968, j'ai découvert les droits de l'homme en lisant le Courrier de l'Unesco

En 1968, j'ai découvert les droits de l'homme en lisant le Courrier de l'Unesco

Du bon usage de la peur

 

Ainsi donc aujourd'hui beaucoup de Français (et d'Européens) ont peur.

 

Un débouché naturel et inquiétant

 

Ces peurs confuses et contradictoires peuvent converger dans la grande lessiveuse du "Rassemblement National". Car ce changement de nom du Front National n'a pas que des vertus purement cosmétiques. Il matérialise une poussée électorale continue, finement analysée par le politiste Pascal PERRINEAU dans "Cette France de gauche qui vote FN" (Seuil, juin 2017, 142 p.). Sa dernière phrase doit être à mon avis prise très au sérieux : "Prenons garde à ce que les déçus d'une droite et d'une gauche en voie de disparition ne lui apportent pas le complément qui lui fait aujourd'hui défaut pour s'imposer avec fracas à l'occasion d'un des prochains scrutins nationaux." (p 131)

Peut-on donc en particulier contrer la disparition de la gauche ? Et à quelles conditions ?

Cela suppose de commencer par s'interroger sur les peurs actuelles qui nourrissent le vote FN.

 

De quoi faut-il avoir peur et pourquoi ?

 

A considérer le caractère multiple confus et contradictoire des peurs contemporaines, la question mérite bien d'être posée.

Mais aussitôt, l'on se demande comment convaincre ceux qui sont déjà fixés sur une peur particulière de changer la nature de leur peur.

Car la peur est un affect puissant et lourd à manier.

Néanmoins, renoncer à le faire ou à le tenter serait plus lourd encore à porter qu'un échec.

Aussi, tentons-le.

 

Que le djihadisme armé soit effrayant, comment le nier ?

 

Que tout musulman soit un djihadiste armé potentiel, comment l'affirmer sans mauvaise foi ?

Il faut en effet quelques conditions au passage de l'un à l'autre. Et elles ne sont pas réunies si souvent.

De nombreuses études ont été menées sur les djihadistes armés et leurs itinéraires personnels.

De qualité inégale, elles convergent cependant sur quelques constats. Le plus flagrant est celui du ressentiment contre l'Occident. Un ressentiment construit tantôt sur l'humiliation personnelle, tantôt sur l'humiliation collective, donc sur la non-reconnaissance. Mais également sur une éducation violente et répressive qui aboutit au même résultat de la non-reconnaissance de la personne et de sa dignité.

Il en résulte que c'est la non-observance de nos valeurs libérales, donc l'hypocrisie de nos pratiques, qui alimente le ressentiment. Il est frappant pour moi de constater à quel point cette analyse du ressentiment, comme "inversion des valeurs", menée par le philosophe nietszchéo-chrétien Max Scheler en 1913, tend à réapparaître depuis quelque temps.

Je l'avais noté avec le livre de Marc FERRO "Histoire et ressentiment", et je le note aujourd'hui sous la plume de Pascal PERRINEAU dans son analyse du "gaucho-lepénisme"( "Cette France de gauche qui vote FN", p 40). Cela montre bien le rôle du ressentiment dans d'autres peurs collectives. C'est bien le mépris ressenti qui alimente la recherche de bouc-émissaires entretenant la peur et le refus de l'égalité des droits qui en résulte.

Un premier élément de réponse est pour moi est le nécessité d'être des libéraux conséquents : à savoir de respecter l'égale dignité de chaque individu, en refusant de stigmatiser ou de valoriser ce qui relève de la négation de cette dignité. Ainsi, stigmatiser ou valoriser le port du voile relève de la même démarche : dans les deux cas, c'est bien l'individue dans sa singularité qui est niée au profit d'un symbole qui la dépasse. D'où la nécessité de sortir des crispations collectives autour du voile : son port ne devrait faire l'objet que d'une saine indifférence, à l'exception des cas où il est imposé à des individues qui voudraient le refuser. Car qu'est-ce, à l'opposé, qu'une "liberté imposée" comme le serait l'interdiction de son port ?

Ecrivant cela, je ne méconnais pas les pressions collectives qui imposent dans certains cas cette prolifération du voile qui offusque tant nos laïques sourcilleux. Mais je dois leur faire observer que les assignations résidentielles d'origine socio-économique et le racisme anti-arabe sous-jacent y contribuent bien davantage en amont que l'idéologie salafiste qui vient remplir le besoin ressentimental ainsi créé. C'est donc bien sur le terrain du logement et de l'emploi et de l'antiracisme qu'il faut travailler en priorité : déghettoïsons, et le combat contre l'idéologie salafiste en sera très grandement facilité.

 

Que la perspective d'un gouvernement Le Pen soit inquiétante, comment le nier ?

 

Encore faudrait-il ne pas la favoriser en rajoutant quelques couches de plus à l'effacement de notre modèle social et de notre Etat de Droit, cesser la généralisation du libre-échange non régulé et la stigmatisation des pauvres et des immigrants.

Or, que fait le gouvernement Philippe depuis bientôt deux ans, sinon accélérer ce qu'avaient entrepris sur ces différents terrains les gouvernements Valls depuis 2014 ?

Inverser les priorités gouvernementales en recréant de la Sécurité sociale, de l'Etat de Droit, des échanges sous conditions sociales et environnementales, de l'accueil bienveillant et organisé des exilés : telle serait la bonne parade à cette inquiétante perspective.

Car le spectacle actuel du Brexit et de l'Italie salvinisée ne suffira pas à convaincre des risques d'une aventure lepéniste une partie suffisante de ses partisans, on le craint.

 

Que la montée des incivilités et agressions antisémites soit une réalité, comment le nier ?

 

Il y a cependant deux types de réactions inacceptables à cela. La première est le négationnisme "soft" de ceux qui crient à la manipulation politico-médiatique en niant cette réalité. La seconde est celle de ceux qui prétendent que tout antisioniste est un antisémite caché.

Car la politique du gouvernement Nétanyahou et la montée du discours sécuritaire en Israël manifestent l'impasse où est arrivé le sionisme en tant qu'héritier du colonialisme européen. Comme le disait déjà Uri Avnéri dès 1970 dans son livre prophétique "Israël sans sionisme", l'avenir d'Israël réside dans sa laïcisation et son ouverture à l'égalité complète des droits de tous ses habitants sans aucune distinction d'origine ou de religion. Le règlement véritable du conflit israélo-palestinien s'ensuivrait, sans qu'il soit même besoin, comme le disait aussi Edward Saïd, de créer un second Etat dans cet espace réduit. Et ce conflit ne servirait plus d'alibi et de dérivatif à toutes les frustrations politiques et sociales du monde musulman et de ses diasporas, à commencer par les partisans du djihadisme armé.

Défendons les droits humains en Israël/Palestine et l'antisémitisme sous couvert d'antisionisme n'aura plus de carburant pour avancer.

 

Par ailleurs, de quoi faudrait-il avoir peur tous ensemble, sinon de l'effondrement de notre civilisation productiviste/consumériste ?

 

Car les contraintes environnementales se renforcent inexorablement et nous concernent tous.

Et là est bien aujourd'hui le danger principal qui devrait nous rassembler.

Or ce danger est diffus, abstrait et global. Et l'on ne peut y faire face en désignant un ennemi précis qu'il suffirait d'affronter et de détruire.

Certes, il est bien tentant, et certains ne s'en privent pas, de cibler les plus grosses firmes transnationales, nos gouvernements et les institutions mondiales qui seraient entièrement à leur service.

Mais il faut résister à cette tentation dans sa logique guerrière simpliste et manichéenne. Car il faut apporter deux nuances fondamentales à ce schéma.

 

Le bon usage de la peur

 

Pour faire à l'enjeu fondamental de notre époque, il n'y a aucun Grand Soir écologique accouchant sans douleur d'un avenir radieux à attendre. La transformation qui s'impose ne se fera que progressivement ou par secousses brutales qui auront des effets pervers et contre-productifs. Minimiser ces secousses passe par l'usage mieux maîtrisé de deux instruments qui sont à notre portée : le suffrage universel et l'action collective organisée.

Car il n'est pas vrai que les gouvernements désignés par le suffrage universel soient destinés par nature à être manipulés par les grandes firmes transnationales, ni que les institutions internationales issues de ces gouvernements soient inaccessibles à l'action organisée des citoyens du monde.

Que nous fassions un meilleur usage du suffrage universel dépend de nous et pas d'on ne sait quelles forces occultes. Cela implique de notre part une meilleure conscience de l'importance du compromis en démocratie pour construire des majorités ; ce qui passe par la pratique du débat, l'ouverture aux autres, la tolérance et la retenue.

Que nous prenions conscience que les institutions internationales sont sensibles à l'émergence des ONG et d'une "opinion publique mondiale" en gestation, laquelle peut contre-balancer les tentatives actuelles de déconstruction du début de multilatéralisme qui s'est peu à peu édifié depuis 1945 autour de textes fondateurs (Charte des Nations Unies, DUDH, Convention des droits de l'enfant, etc) et de nouvelles institutions (CPI, COP climat....).

Pour cela nous devons investir les grandes organisations (associations, syndicats, partis) au lieu de nous lamenter sans arrêt sur leurs défauts.

Cela suppose de s'appuyer sur les grandes valeurs qui fondent la gauche : justice sociale et progrès de l'émancipation.

Car, ainsi que le constate le politiste Luc Roubian ("Le Monde" daté 28-2-19, p 29) le problème qui s'offre à nous est bien d'amener, aujourd'hui comme hier, la conscience de l'injustice sociale subie, massivement ressentie dans les classes populaires, au-delà d'un anticapitalisme de ressentiment et complotiste, qui cible les étrangers, les élites et l'UE, pris globalement, et dont les dérives islamophobes et antisémites sont le produit. Et donc sortir par la gauche de la grave crise de représentation démocratique que connaît l'Occident.

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