Raphaël GLUCKSMANN Les enfants du vide

Publié le par Henri LOURDOU

Raphaël GLUCKSMANN Les enfants du vide

De l'impasse individualiste au réveil citoyen

(Allary éditions, septembre 2018, 220 p.)

Encore un effort pour analyser la crise de la gauche

et pour y proposer des remèdes !

 

J'ai déjà écrit tout le bien que je pensais de son précédent ouvrage Notre France. J'avais suivi avec sympathie et intérêt ses chroniques de l'Obs (du temps que j'étais encore abonné à cet hebdomadaire, jusqu'à ce qu'il renvoie son rédacteur en chef pour cause d'une couverture trop critique envers la politique migratoire de Macron); puis l'aventure éditoriale du Nouveau Magazine Littéraire qu'il dirigeait, jusqu'à ce qu'il en soit évincé, lui aussi pour anti-macronisme "excessif", par son actionnaire principal Claude Perdriel.

Ce nouvel ouvrage a deux versants : un versant critique sur les causes du malaise démocratique actuel ("Le vivre séparé") et un versant propositionnel sur les remèdes à y apporter ("Le vivre politique").

La citation placée en exergue est une référence bienvenue à Edgar MORIN qui la popularisa : "Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve."(Hölderlin, poète romantique allemand de la fin du XVIIIe). C'est une utile conjuration de la tentation du désespoir.

Tout cela est fort bien écrit, d'une plume allègre et facile d'accès.

Suivons en donc l'itinéraire. Mais interrogeons nous aussi au passage sur les limites de cette réflexion menée au pas de charge...

 

Les différentes étapes sont ponctuées par des épisodes vécus qui sont autant de points de départ de la réflexion.

Le premier est une rencontre avec un vieux militant syndical et politique de la sidérurgie lorraine. Il lui parle de ses fils qu'il "ne comprend plus. Ils travaillent, sont mariés, ont des enfants. Ils possèdent chacun une belle voiture, une maison, un téléphone portable. Ils mangent à leur faim et boivent à leur soif... Ils ne vivent pas comme de grands bourgeois bien sûr, mais ils sont plus riches que je ne l'étais. Et pourtant ils votent Le Pen. Et pourtant ils pensent que tout va plus mal aujourd'hui qu'hier et que tout sera pire encore demain. Ils ont peur du monde, des Arabes, de l'Europe... Comment l'expliquer ?" (p 21)

Après une longue conversation, où Raphaël Glucksmann semble s'être contenté d'écouter, il avance lui-même une première explication : "Nous étions pauvres, mais nous avions le syndicat, nous avions l'usine, nous avions le Parti (socialiste) (...)Le syndicat surtout était une grande famille. On se voyait à la pause, après le travail, le week-end, on tractait ensemble, on se soutenait les uns les autres en cas de problème, on buvait des coups, on s'engueulait...(...) Mes deux fils, ils ont un téléphone portable, une maison, une voiture, mais ils n'ont pas de syndicat. Ils restent chez eux et ils ont peur qu'on vienne les voler. Alors, oui, ils sont plus riches, mais ils sont plus seuls,tellement plus seuls que je ne l'étais à leur âge."(p 22)

Ici je dois faire un commentaire : ma compagne, à qui je lis ces lignes, me dit que ça l'énerve d'entendre un discours si caricatural...comme si la sociabilité et les solidarités spontanées avaient subitement disparu ! Elle a raison : ce n'est pas exactement cela qui se passe. C'est plutôt une certaine forme de sociabilité : celle qui s'exerçait dans les "grandes organisations verticales" , comme l'avait fait remarquer Michel Rocard dès le début des années 80.

C'est d'ailleurs ce que précise aussitôt Glucksmann : "Les enfants de Luc ne s'inscrivent plus dans les formes de sociabilité politiques de jadis. Ils ne croient plus dans les idéologies qui permettaient hier encore d'appréhender l'avenir avec espoir et de donner une signification à la vie en commun." (p 22)

Mais on revient aussitôt à la caricature quand il s'agit d'expliquer cet état de fait. Nous aurions donc affaire à une "société de solitude" qui deviendrait ipso facto une "société anxiogène" (p 23).

"Prisonniers de notre espace privé et ultra-connectés, nous vivons les meurtres, les viols, les vols qui nous sont rapportés par les chaînes info et les réseaux sociaux comme s'ils avaient lieu chez nous."(p 24)

Admettons la nécessité de synthétiser pour résumer le sens de ce qui se passe. Mais là on dépasse les limites de la synthèse pour verser encore une fois dans la caricature.

Car les choses ne se passent pas ainsi. Et à bâcler de telle façon le diagnostic, on s'expose hélas à proposer des remèdes inadéquats, car tout aussi improvisés.

 

Plus précisément, à ne retenir qu'une seule idée, l'atomisation sociale, Glucksmann passe à côté de la complexité du processus à l'oeuvre. Et il manque, du coup, l'identification du moteur possible d'une dynamique positive allant dans le sens qu'il souhaite : "le réveil citoyen".

Ainsi, il ne relève pas ce qui pousse "la majorité d'entre nous" à ne demander "rien de mieux qu'un chef capable de nous sortir des bois. Un César ", hormis le le fait que "à force de tourner en rond", faute de repères, "elle s'arrête". (p 23)

D'où vient cette "absence de repères" ? Il manque ici une analyse allant au-delà des généralités invoquées : "L'atomisation sociale est en grande partie la conséquence de découvertes scientifiques, d'innovations technologiques et de mutations économiques sur lesquelles nous avons peu de prise et que nous avons renoncé à comprendre tant elles nous semblent complexes", écrit-il, p 27.

On a envie de lui dire : "Parle pour toi !" Car un tel renoncement nous semble éminemment suspect et surtout dommageable ! Tant il obère la qualité de son diagnostic.

Il ne saurait en effet suffire de se contenter des "batailles socioculturelles" et des "décisions politiques parfaitement identifiables, elles" qu'il évoque ensuite pour se dédouaner de cette impasse.

Car le triomphe de l'idéologie néolibérale depuis Reagan et Thatcher a été maintes fois analysé et décrit (p 28-29). Et nous n'y reviendrons pas ici.

La question est : pourquoi un tel triomphe a-t-il été si facile ? Autrement dit, qu'est-ce qui, dans la dynamique de nos sociétés, a alimenté l'adhésion à cet individualisme outrancier qui aujourd'hui emporte tout ?

Quant à ses effets induits : "absence d'empathie"(p 41-55) et repli sur des identifications collectives "infrapolitiques" (p 57-73), il aurait fallu, là aussi, aller au-delà des constats superficiels et des jugements à l'emporte-pièce. Ainsi du "fondamentalisme musulman" dont il est cavalièrement jugé que, puisqu'il "ne s'explique évidemment pas par la crise des démocraties libérales occidentales", il s'explique donc par "une dynamique interne à l'Oumma" (= la communauté des croyants à l'Islam), p 61-62. On admettra que sur un sujet aussi crucial, on ne puisse s'en tenir à ce genre de propos simplistement binaire. Il devrait être évident pour tout esprit un peu exigeant que ces deux réalités (les "démocratie libérales occidentales" et "l'Oumma") ne sont bien évidemment pas étanches et sans rapports entre elles d'une part, et qu'elles ne constituent pas des touts homogènes et monolithiques d'autre part...

D'où la vanité, mais aussi le caractère négatif, car elle entretient, sous couvert de les récuser, de fausses positions qui détournent des énergies plus utiles ailleurs, de la rhétorique opposant la gauche "républicaine" (centrée de fait sur l'anti-islamisme au nom de la laïcité, p 62) et la gauche "différentialiste" (qui cultive le "multiculturalisme" et les "identités telles qu'elles se présentent", p 63).

Et il ne suffit pas pour dépasser cette fausse opposition d'invoquer le "cosmopolitisme" qui permettrait à lui tout seul de dépasser l'impasse du "multiculturalisme" qui fait de la seule "reconnaissance des différences un programme politique".

Car la dynamique à l'oeuvre est celle d'une émancipation collective, difficile, contradictoire et parfois ambigüe, vis-à-vis d'une religion qui a pu servir à certains moments et dans certaines circonstances passées d'instrument de résistance à l'oppression. Une religion aujourd'hui travaillée par des courants réformateurs à la mesure des courants réactionnaires qui l'agitent.

Si donc l'universalité des valeurs qui nous animent (égalité des droits et liberté individuelle) ne fait pas discussion, les conditions de leur mise en oeuvre demandent une agilité tactique qui ne peut s'en tenir à des slogans ou à des mots "totems" qui dispenseraient de toute analyse concrète des situations concrètes.

 

Mais, revenons-y, le principal défaut de cette première partie du livre réside dans l'absence d'analyse en profondeur des racines de la crise de la démocratie, au-delà du constat de "l'atomisation individuelle".

Il y aurait pour cela deux directions à creuser.

 

D'une part la dynamique d'ensemble du capitalisme avec ses deux dimensions productiviste et consumériste, ses effets dissolvants sur le système autoritaire-patriarcal, qui induit l'émancipation de l'individu, sa libération de la rareté qui pacifie les relations sociales et permet l'essor des valeurs égalitaires, et corrélativement la montée de l'anxiété et de la culpabilité qui sont l'ombre portée inconsciente de l'émancipation. Les perspectives nouvelles d'une mondialisation vécue en direct et des limites à la croissance introduisent de nouveaux problèmes à affronter qui ne peuvent l'être dans le double cadre stato-national et scientiste-progressiste du passé.

 

Face à cette situation d'ensemble, insuffisamment prise en compte par les grandes organisations verticales, c'est toute la culture politique et syndicale qui est à revoir, spécialement à gauche. Cela commande de revisiter tout le passé de la tradition dominante.

Cela passe par la redécouverte de cette "tradition cachée" qu'est la "mélancolie de gauche" de façon à réinterroger toutes les impasses et les échecs des gauches du passé à la lumière des enjeux écologiques, post-autoritaires et post-coloniaux du présent.

 

Ce double travail me semble indispensable pour lester la seconde partie, propositionnelle, du livre de Glucksmann.

 

Ainsi, pour stimulante que soit son analyse des insuffisances de l'UE (p 105-113), l'opposition à laquelle elle aboutit entre le Droit et le Peuple (p 113-116) demande à être approfondie. Car son chapitre suivant, "Devenir citoyen", oscille entre le volontarisme philosophique (avec une apologie très "hors-sol" de l'enseignement de la philo au lycée, p 131-132) et le spontanéisme insurrectionnaliste (avec une apologie plus concrète du "mouvement des Places", de la Puerta del Sol à Maïdan, en passant par le parc Zucotti de Wall Street, Tahrir et Taksim, p 133-135).

Dans ce grand écart, il manque quelques maillons à accrocher de façon un peu plus solide que les analyses qui suivent, et qui ne sont malheureusement pas reliées à ces deux apologies initiales.

Ainsi du constat de l'urgence écologique (p 141-168), et de la nécessité de "refonder notre démocratie" (p 169-208).

S'il n'est pas nécessaire de revenir ici sur l'urgence écologique, il convient néanmoins de souligner qu'elle surdétermine tous les autres enjeux. Et qu'elle exige d'être conciliée avec la refondation de la démocratie. Ce qui pose toute une série de problèmes spécifiques, dont on commence à mieux voir la complexité avec la crise des "gilets jaunes".

Certes, il est particulièrement bienvenu que sur le premier des trois principes de refondation démocratique énoncés par Glucksmann, celui de la mise en place de formes participatives, l'exemple mis en avant soit celui du maire de Kingersheim, Jo Spiegel (p 172-176). Car c'est celui que j'avais moi-même mis en avant au terme de mon mandat de conseiller municipal fin 2013.

En effet, celui-ci montre bien combien le chemin de la participation citoyenne est compliqué à emprunter, et qu'il doit s'accompagner d'une meilleure démocratie représentative, rompant avec les pratiques monarchiques, et promouvant une vraie pratique du débat et du compromis (ce dernier élément n'étant malheureusement pas mis en avant ici, alors qu'il est crucial).

Quant au deuxième principe, qui concerne les conditions de cette revitalisation démocratique, on ne peut que regretter qu'il se limite ici à deux mesures, certes pertinentes, mais qui apparaissent du coup comme deux recettes miracles, qu'elles ne sont pas, à la façon des vieux slogans politiciens.

Certes, tant le revenu universel que le service civique universel, choisis visiblement pour leur symétrie et leur complémentarité, vont bien dans le bon sens. Mais comment peut-on croire qu'ils suffisent à garantir un regain de participation citoyenne, s'ils ne sont complétés par des mesures concernant l'éducation (rupture avec le modèle autoritaire moribond et mise en place d'un apprentissage de l'expression collective) et la déontologie de l'information et de la communication (reprise du contrôle sur les opérateurs privés, protection des journalistes, séparation claire de l'information et du divertissement...).

Cela rejoint d'ailleurs le troisième principe, qui est celui de la restauration d'une frontière étanche entre public et privé, pour éliminer les conflits d'intérêts croissants au niveau des sphères dirigeantes.

 

Mais il reste un élément non évoqué dans ce beau catalogue de principes : celui des conditions institutionnelles à leur mise en oeuvre.

Car celle-ci présuppose des réformes votées par une majorité, et donc, en amont la constitution de cette majorité autour d'un programme politique.

Il n'est donc guère étonnant que le livre se termine par un appel incantatoire, dont on ne sait sur quoi il pourrait bien s'appuyer en-dehors de la parole de l'auteur...

Or, la mise en place d'un programme visant tout à la fois à faire face à l'urgence écologique et à refonder la démocratie suppose d'investir d'abord les organisations existantes, associations, syndicats, partis, et non par l'illusoire création "ex nihilo" de nouvelles structures censées magiquement tout réinventer.

Il faut absolument cesser de souffler dans le sens du vent spontanéiste, qui n'est en fait que consumériste, de la mise hors-jeu des "vieilles organisations".

Et travailler de façon plus approfondie au bilan des échecs de la gauche, à l'analyse des nouveaux enjeux et au programme nécessaire pour y faire face.

Publié dans unir les gauches, politique

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