Galit HADDAD 1914-1919 Ceux qui protestaient

Publié le par Henri LOURDOU

Galit HADDAD

1914-1919 Ceux qui protestaient

Les Belles Lettres, 2012, 436 p.

 

 

"Pour la seule période allant d'août 1914 à la fin de novembre de la même année, l'armée française a perdu 454 000 hommes, dont plus de 300 000 ont été tués.Le quart de ses effectifs initiaux se comptent parmi les morts, les disparus et les prisonniers. La moitié des morts sont tombés au mois d'août 1914." (p 49, source : JJ Becker "L"année 1914", Armand Colin, 2004, p 227)

 

Un de mes deux grand-pères fait partie de ces prisonniers d'août 1914, à la suite d'un combat particulièrement meurtrier. Il en est sorti traumatisé à vie. D'autant (souvenir d'enfance) que ma grand-mère (qu'il a rencontrée et épousée après son retour de captivité en 1920) aimait à dire : "on disait que les régiments du Midi (comme le sien) avaient refusé de se battre." Façon ultime de nier leur traumatisme et d'attenter à leur dignité.

 

Sébastien FAURE, l'un des porte-voix des anarchistes de l'époque, et l'une des deux voix pionnières de la protestation en France, avec Romain ROLLAND, est aussi le premier , souligne l'auteure, à analyser et dénoncer la nature nouvelle de cette guerre : "Jamais, depuis les origines de l'Histoire, il n'a été donné à l'homme d'assister à un tel spectacle de tueries scientifiquement organisées, de massacres méthodiquement perpétrés." ("Vers la paix. Appel aux socialistes, syndicalistes, Révolutionnaires & Anarchistes", décembre 1914, cité p 44).

 

L'auteure souligne également l'effet de sidération de la déclaration de guerre, aussitôt suivie du ralliement de tous les dirigeants socialistes, syndicalistes, et même anarchistes, à l'Union Sacrée contre ce qui est alors perçu comme l'invasion allemande du territoire national.

 

Ce n'est qu'après la conjuration de cette menace par la victoire de la Marne, en septembre 1914, que les premières voix "pacifistes" s'élèvent.

 

C'est ainsi que, le premier, Romain ROLLAND, depuis la Suisse (censure militaire oblige), publie son célèbre article "Au-dessus de la mêlée" dans le n° des 22-23 septembre 1914 du Journal de Genève.(p 37)

L'auteure en analyse soigneusement le contenu. Mais elle omet de nous dire que cet article, et les suivants publiés sous le même titre, ne furent pas connus en France avant leur publication en brochure en octobre 1915, par l'éditeur Ollendorf (Charles FRAVAL, "Histoire de l'arrière", p 183).

Jusque-là , il ne sera connu que par les commentaires qu'en feront les propagandistes de l'Union Sacrée (ibidem, p 187).

Pourquoi cependant une telle date de première parution ? Selon un de ses biographes, "la guerre lui apparaît comme une initiative et une entreprise allemande" (p 37). Mais le danger une fois écarté, après la contre-offensive victorieuse de la Marne, il entend faire entendre la voix de la raison : "un grand peuple assailli par la guerre n'a pas seulement ses frontières à défendre, il a aussi sa raison." (p 37-38).

Or, le caractère proprement délirant de la propagande guerrière avait pris de telles proportions qu'elle fut qualifiée, on le sait, de 'bourrage de crâne" par les soldats eux-mêmes.

Passés les premiers excès, cela fut cependant en partie corrigé. Sauf sur un point fondamental, et sur lequel ROLLAND, comme la plupart des contemporains, est pris en défaut : celui des responsabilités dans le déclenchement du massacre. On sait aujourd'hui, un peu tardivement, grâce à Christopher CLARKE, que cette guerre ne fut ni une "initiative" ni une "entreprise allemande". Mais bien le fruit de provocations sciemment organisées ou exploitées par différents dirigeants serbes, français (Poincaré) ou russes et stupidement relevées par quelques dirigeants militaires allemands et austro-hongrois imposant leur point de vue à des politiques faibles et influençables.

Il est frappant de constater à quel point la propagande alliée, renforcée par la victoire finale, a su utiliser les apparences (l'offensive préventive de l'Allemagne à l'Ouest pour protéger son flanc Est) pour accréditer l'idée d'une agression allemande longuement préméditée...

Ce triomphe de la propagande est une leçon majeure à méditer à l'heure des infox et des rumeurs Internet.

 

Car le résultat est que les "pacifistes" resteront en France jusqu'au bout minoritaires.

Et c'est aussi le fruit de leur contradiction permanente. A partir du moment où ils n'ont pu empêcher le déclenchement de la guerre, ils sont tiraillés entre la nécessité d'être solidaires des victimes de la guerre ou de la "légitime défense de la Patrie", et leur refus de voir continuer cette boucherie.

La seule issue à cette contradiction serait d'assumer un "défaitisme révolutionnaire" (prôné par Lénine et les bolchéviks en Russie) que peu d'entre eux sont prêts à endosser.

Ils sont donc réduits à des choix individuels. C'est ainsi qu'à côté d'un Louis Lecoin, qui refuse de porter l'uniforme, et va rester emprisonné toute la guerre pour cela, Pierre Monatte, l'un des premiers syndicalistes à rompre l'Union Sacrée, accepte en janvier 1915 sa mobilisation, tout en faisant ce qu'il faut pour ne pas avoir à tirer sur "l'ennemi".

Quant à leur discours public, il va osciller entre l'appel à une paix "sans annexions" et l'appel à la Révolution qui mettra fin au conflit en chassant les dirigeants bellicistes.

Cette oscillation va en fait polariser les forces entre ces deux positions, vécues comme contradictoires, au lieu de fédérer les énergies dans le seul objectif de la paix.

 

Or, parallèlement, se développe au front la lassitude face aux offensives inutiles et meurtrières, qui culmine dans le mouvement collectif de mai-juin 1917, qualifié de "mutineries". Ce mouvement caractérisé d'indiscipline n'a rien d'organisé, et se bâtit sur fonds de rumeurs. Il reste confiné dans l'espace et dans le temps (dans l'Aisne, fin mai-début juin, avec une apogée de 2-3 jours, durée moyenne des refus d'obéissance collectifs, p 228).

L'auteure, conteste, à l'unisson de l'École d'historiens de l'Historial de Péronne, à laquelle elle se rattache, l'idée d'un refus général et souterrain de la guerre par les soldats français, au nom de la théorie du "consentement à la guerre" qui aurait caractérisé la société française.

Cependant, elle fait l'effort de citer les lettres des soldats du 129e RI, qu'elle choisit comme régiment représentatif du mouvement.

Néanmoins, elle minore systématiquement le fait que les scripteurs se savent surveillés par la censure. Ce qui lui permet de monter en épingle, à mon avis de façon abusive, l'opposition de certains d'entre eux aux "événements fâcheux" qui viennent de se produire.

Elle en conclut donc que cet épisode de "trois jours émaillés d'incidents" a "produit une fracture qui a ébranlé la cohésion du groupe" (p 241). Ainsi, le discours d'autojustification faisant reposer la responsabilité des mesures de "sanctions collectives" sur "quelques mauvaises têtes" est pris au pied de la lettre, et non comme une façon de se dédouaner après coup par peur de la répression.

Il en est de même des lettres des familles se félicitant du fait que leur parent s'est tenu à l'écart des "mauvais comportements" (p 244-246) : faut-il, comme elle le fait, prendre cela pour argent comptant et comme l'expression de convictions réelles ?

Inversement, le délire "complotiste" évident de la hiérarchie militaire est utilisé pour nier a contrario, sans aucune autre preuve, toute dimension idéologique ou politique à ces mouvements (p 247-251).

Au final, 4 soldats du 129e sont "fusillés pour l'exemple", 4 autres sont condamnés "aux travaux forcés, 14 aux travaux publics. En outre , 41 coupables ont été l'objet de punitions disciplinaires et un certain nombre de soldats ont été désignés pour une colonie lointaine." (p 252)

N'y a-t-il pas là une justification des craintes face à la répression, et donc une raison supplémentaire de douter de l'authenticité des discours de dissociation d'avec le mouvement ?

Cette pression disciplinaire maximale n'est à aucun moment confrontée à la thèse du "consentement volontaire à la guerre".

 

De la même façon, l'auteure semble s'étonner de la faiblesse de l'expression pacifiste début 1918...après avoir pourtant évoqué (sans les présenter de façon explicite et documentée) "les vagues d'arrestation massives intervenues dès la fin de l'année précédente"(p 265)

 

Au final, une entreprise de minoration des oppositions à la guerre, alors que celles-ci n'en avaient aucun besoin : leur caractère contradictoire, déjà souligné, les condamnait en effet dès le départ à l'échec.

Un échec qui fut celui du mouvement ouvrier international dans son ensemble. Et qui eut les conséquences redoutables que l'on sait.

Un échec qui n'avait rien de fatal, n'en déplaise aux idéologues du fait accompli.

Un élément de plus dans la "tradition cachée" de la "mélancolie de gauche".

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article